interview réalisé par Laurent Dugas
Bonjour Antoine Petit, vous êtes PDG du CNRS, Professeur à l’ENS Paris Saclay. Nous nous sommes connus lorsque vous étiez PDG de l’INRIA, organisme passionnant où les enjeux de coopération se posaient déjà. Au CNRS cela doit être cela puissance 10 ?
En effet, la coopération est un sujet stratégique au CNRS. C’est un sujet complexe qui nécessite d’être très clair sur les enjeux. La première question à se poser est de savoir pourquoi nous devons, nous voulons, coopérer.
La recherche scientifique est un domaine de « coopétition ». Tous les acteurs sont en compétition pour être les premiers, les plus pertinents, les mieux dotés en ressources, … Mais la recherche scientifique implique aussi de coopérer, d’où cette dualité - compétition et coopération - qui est un facteur de motivation et de dynamisme extraordinaire.
Je vois quatre raisons principales pour coopérer dans le secteur scientifique :
1. Nous sommes plus intelligents à plusieurs. Les meilleurs chercheurs et chercheuses sont ceux qui coopèrent le plus, sans frontière. Les meilleurs ont besoin de se confronter aux meilleurs, et ce besoin dépasse les enjeux d’égo, pourtant parfois non négligeables. Ainsi Einstein et Bohr étaient en désaccord sur de nombreux points mais ils ne pouvaient s’empêcher de se confronter : les objections de chacun aidant l’autre à approfondir sa réflexion.
2. Sur de nombreux sujets de recherche il faut atteindre une masse critique pour attirer les talents, les financements, les problématiques. Ainsi, l’IHES (Institut des Hautes Etudes Scientifiques) à Bures-sur-Yvette a une masse critique qui en fait un attracteur de talents internationaux en Mathématiques et Physique théorique.
3. Ensuite les problématiques dans un univers de plus en plus complexe sont toutes au croisement de plusieurs disciplines : biologie, océanographie et sociologie par exemple pour penser impact du climat et océans. Il faut donc associer des compétences complémentaires.
4. Enfin, de nombreux projets sont de véritables défis « industriels ». Ainsi dans le domaine de la physique des particules, il n’est pas rare de signer des articles à 1000 personnes. Au CERN par exemple chacun apporte sa pierre à l’édifice, du technicien au chercheur : les résultats sont le fruit d’expériences rendus possibles parce qu'un grand nombre de personne ont participé. A l’image du générique d’un film, la coopération et la reconnaissance de tous est indispensable pour réussir un chef d’œuvre.
Antoine, je comprends que l’exigence des tous meilleurs chercheurs et chercheuses est un moteur très fort de la coopération, mais qu'en est-il des autres ? N’ont-ils pas tendance à se replier en chapelle, dans les labos comme parfois on peut le constater dans la médecine avec des castes et des spécialistes qui ne se parlent pas ?
Le risque existe, il y a effectivement un tiraillement entre repli sur ses certitudes et confrontation aux objections. Mais le CNRS joue en première division donc le niveau moyen des chercheurs est excellent. Comme dans le football en ligue 1, il y a des stars qui savent que pour gagner des trophées elles ont besoin des joueurs spécialistes de tâches plus obscures, mais indispensables aussi il n’y a pas au CNRS de joueurs de 3ème division.
Dans sa catégorie, chacun est « obligé » de coopérer, car la hiérarchie des chercheurs et chercheuses, des sujets et des lieux de publications est connue par tous. On ne peut pas se cacher longtemps.
Des comportements de « Mandarins » peuvent exister dans certaines disciplines plus cloisonnées ou dogmatiques. C’est tolérable si le chercheur leader a une vision forte, s’il fait progresser ses disciples et s’il ne les bloque pas dans leurs évolutions légitimes. Si ce n’est pas le cas on va à la catastrophe.
La nature des liens prime au sein de chaque domaine. Dans un contexte universitaire, il n’y a quasiment pas de lien de subordination : le maitre de conférences et le professeur des universités ou « même » le doctorant débattent d’égal à égal. Même si dans un Labo structuré, le patron qui a pris le risque de recruter des CDD qu’il doit financer peut imposer un certain nombre de règles.
Pour que les idées se confrontent positivement il faut accorder à chaque voix le même poids, sinon il n’y a plus de coopération. Pour cela il est nécessaire d’avoir un langage commun. Dès que l’on fait coopérer des spécialistes de disciplines différentes, cela demande beaucoup d’écoute et d’interactions pour donner le même sens aux mots, aux concepts.
Mes clients me posent souvent la question de la différence entre coopérer, collaborer et coordonner. Quelles différences faites-vous dans la Recherche ?
Travailler ensemble ne veut pas dire coopérer. L’univers de la Recherche est très spécifique sur ce plan. Tout part du sujet à traiter. C’est le sujet qui génère l’idée même de coopération. Il faut faire émerger la bonne question que l’on va résoudre ensemble. Il faut donc accepter de « perdre du temps » pour définir les sujets d’intérêt commun.
Par exemple, quand on aborde une recherche sur le futur des Océans, le biologiste spécialiste de la diversité marine a un angle de vue qu’il va croiser avec le climatologue qui analyse la montée des eaux, et avec le sociologue spécialiste des populations des Iles, …
Quand ils trouvent un terrain complémentaire, il y a une percée « magique » sur le fond. C’est comme cela que la recherche avance depuis des siècles. Cette pluridisciplinarité est essentielle pour affronter les grands enjeux d’aujourd’hui.
Dans la Recherche, en vous écoutant, je comprends que le Monde Domestique est présent mais qu’il est mineur par rapport au Monde de l’Inspiration. Mais comment pouvez-vous stimuler les coopérations ?
Un trait marquant de la Recherche scientifique est que l’on n’oblige personne à coopérer. Cela me semble assez différent dans le privé qui fait souvent de la coopération une injonction.
Avec les bons chercheurs et chercheuses, il suffit souvent de leur dire que ce qu’ils font dans leur domaine, en mathématiques par exemple, peut servir les recherches dans un autre domaine, par exemple le climat, pour que la curiosité intellectuelle les conduise à s’y investir.
A mon niveau, nous favorisons les coopérations en octroyant des moyens spécifiques, par exemple par des financements de doctorants qui vont se trouver au croisement de deux disciplines.
La coopération est souvent un effort de personnes curieuses, motivées par le bien commun, prêtes à prendre des risques. Mais cela a un coût non négligeable en temps passé, en énergie, en essai et erreur, … Je constate souvent un phénomène d’usure par défaut de reconnaissance par les organisations et indirectement un déficit des systèmes de mesure de la coopération.
Oui, la reconnaissance est un sujet compliqué. Tout le monde dit qu’il coopère mais cela peut rester très déclaratif. Dans la Recherche, nous avons quand même un système de mesure exigeant. Le marqueur d’une coopération efficace est le niveau de publication, ou de production scientifique, des personnes. C’est à apprécier de manière qualitative en fonction de la discipline : le niveau de la revue, la qualité des cosignataires, … sont des marqueurs plus forts que la quantité.
Pour évaluer une bonne relation pluridisciplinaire, nous regardons avec qui le chercheur a collaboré. Si c’est avec Stanford ou le MIT, ce n’est la plupart du temps pas la même chose que si c’est avec un établissement mineur.
Au CNRS il y a une vraie différence dans l’évaluation de la coopération entre les personnels administratifs d’une part et personnels scientifiques d’autre part. Pour les scientifiques, la communauté scientifique organise des cooptations, des comités de pairs. Le jugement par les pairs est permanent, il est souvent sans pitié.
Merci beaucoup Antoine pour cette présentation qui peut donner de vraies bonnes idées aux entreprises du secteur privé. Je retiens en particulier l’idée de poser des enjeux cruciaux et d’ouvrir la réflexion afin que le besoin de coopération émerge de manière plus ouverte que par une injonction de la Direction Générale.
Pour conclure quel est votre rêve concernant la Coopération ?
Je suis à la fois très motivé et très inquiet car je constate que notre Pays ne se rend pas compte des évolutions autour de lui et que notre attractivité sur la recherche qui partait d’un point haut est en baisse régulière. La coopération est d’autant plus importante dans ce contexte car les chercheurs et chercheuses ne viendront pas en France pour les salaires, mais pour un environnement intellectuel et humain qui reste encore incomparable. Pour finir sur une image sportive, un grand joueur de football ambitieux va choisir un club qui va lui faire gagner des trophées et augmenter sa valeur, plutôt que seulement un salaire.
Merci Antoine
Laurent Dugas
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